Racisme à l’Ecole : comprendre pour agir

Les quatre balises

Quatre balises pour s’orienter

Quatre balises pour s’orienter

Cet outil propose une série de situations de violence ou de tension liées au racisme dans le monde de l’école. Des situations que vous avez peut-être vécues dans vos classes, dans vos écoles, dans votre vie professionnelle ou privée.

Face à ces situations, recueillies lors de différentes formations et animations ces dernières années, les professeur.es ou encadrant.es ont manifesté leur incompréhension (« on ne comprend pas ce qui se passe »), leur impuissance (« je ne sais vraiment pas quoi faire ») ou leur agacement (« il ne faut pas exagérer non plus, et arrêter de voir du racisme partout »).

Pour comprendre les émotions et violences que ces situations charrient, nous vous proposons de les analyser par le biais de balises théoriques qui sont comme des lunettes, des grilles de lecture à avoir constamment en tête. En outre, dans chacune des situations, nous mobilisons certains concepts qui agissent comme des traductions, qui servent à mettre des mots, à nommer les choses pour pouvoir les comprendre.

Avant de vous lancer dans l’analyse des situations concrètes, nous vous invitons à prendre connaissance de ce qui suit, des balises et des concepts. Et de régulièrement les relire, encore et encore. La pédagogie est faite de répétition. Et n’hésitez pas à prendre certaines notes, à relever vos questionnements, à décrire vos ressentis, à mettre des mots sur les émotions que cela suscite en vous. De notre côté, nous actualiserons régulièrement cet outil avec de nouveaux supports, de nouvelles vidéos, de nouvelles situations et de nouveaux concepts.

Les grandes étapes du processus de construction identitaire

Avant de présenter les balises, faisons un rapide détour par quelques étapes importantes du processus de construction identitaire.

  • Catégorisation : la psychologie sociale nous explique que nous sommes toutes et tous amené.es à continuellement construire et déconstruire des groupes sociaux auxquels nous nous opposons (exo-groupes) pour pouvoir, dans un second temps, construire par défaut des groupes auxquels nous nous identifions (endo-groupes). Nous avons besoin des autres pour nous définir nous-mêmes. Ce soir, en assistant à un match des Diables rouges contre la France, Sarah se sent appartenir au groupe « Belges », en opposition au groupe « Français ». Le lendemain, lorsqu’elle entamera sa journée en tant que professeure, cette catégorie d’appartenance n’aura plus aucune signification et elle s’identifiera plutôt au groupe « enseignante », par opposition à celui des « élèves ». Ces différentes catégories que nous mobilisons sans cesse sont des constructions qui évoluent dans le temps et dans l’espace et qui nous permettent de structurer le monde qui nous entoure.
  • Stéréotypes : nous apprenons également que des caractéristiques sont accolées à ces différents groupes. Les juristes sont rigoureux, tandis que les artistes sont créatifs. Ces caractéristiques sont des stéréotypes, à savoir des raccourcis cognitifs qui permettent de classer les informations et de structurer les interactions.
  • Préjugés : ces stéréotypes peuvent déclencher une forme de réaction affective qui peut influencer les comportements. Ce sont les préjugés. Par exemple, si je suis assis.e dans un bus bondé et que je vois une dame âgée rentrer, je vais la catégoriser (c’est une femme âgée) et accoler un stéréotype à ce groupe (les personnes âgées sont fragiles), je vais ensuite préjuger qu’elle pourrait tomber (les personnes âgées sont fragiles et dans un bus qui roule, cette dame risque de tomber) et je vais donc réagir : me lever et laisser ma place.

Ce processus de catégorisation est une construction sociale, et les stéréotypes sont une simplification du réel. Sarah a de multiples autres identités et groupes d’appartenance, y compris durant le match des Diables rouges. De même, la dame âgée dans le bus n’a peut-être pas du tout besoin d’être assise pour ne pas tomber. Si l’on oublie cela, on tombe dans l’essentialisation en gommant toutes les autres spécificités et identités des individus.

Par ailleurs, ce mécanisme général qui permet de structurer la vie qui nous entoure ne se produit toutefois pas dans un vide historique. Les caractéristiques accolées à certains groupes s’inscrivent parfois dans une longue histoire d’oppression, traduisent une hiérarchisation et peuvent déboucher sur des actes de haine ou des discriminations.

Prenons par exemple le cas d’un stéréotype sexiste : les femmes (catégorisation) sont sensibles (stéréotype). Dans une société patriarcale, le fait d’être sensible n’es pas quelque chose de valorisé, notamment dans le monde de l’entreprise (hiérarchisation). En tant qu’employeur, je crains que la dame qui postule dans mon entreprise pour un poste à responsabilités soit trop sensible pour supporter la pression inhérente à cette fonction (préjugé), je décide dès lors de refuser sa candidature (discrimination).

Dans le cas d’un rapport de domination comme le sexisme ou le racisme, il importe de comprendre comment les catégories ainsi que les caractéristiques/stéréotypes qui leur sont accolés ont été historiquement construits, par qui, à quelles fins et avec quels impacts structurels.

Quatre balises à garder en tête pour s’orienter

Pour cela, nous vous proposons au préalable de délimiter quatre balises à garder en tête et qui doivent vous permettre de guider votre réflexion. Comme évoqué, ces balises sont autant de boussoles nécessaires pour vous situer et garder le cap. N’hésitez pas y revenir, encore et encore. Ces quatre balises sont les suivantes :

  • Ne jamais déconnecter le racisme de l’histoire qui l’a vu naître et évoluer, histoire avec laquelle il n’y a jamais eu de rupture ;
  • Le racisme ne survient pas dans un vide sociétal, mais dans un contexte fait de violences, d’inégalités, de discriminations structurelles ;
  • Toutes et tous, nous sommes situées socialement au sein du système raciste, ce qui implique que notre point de vue l’est également ;
  • Le racisme charrie des émotions très fortes et ces émotions sont elles aussi situées socialement.

1. Ne jamais désarticuler le racisme de l’histoire qui l’a vu émerger et évoluer

Aujourd’hui, le racisme est très majoritairement perçu comme le seul fait d’avoir des stéréotypes négatifs par rapport à l’Autre. Le racisme, c’est la peur, la haine ou le rejet de la différence. Ce serait même quelque chose de naturel, ayant toujours existé. Après tout, les gens n’ont-ils pas de tout temps eu peur de la différence et cherché à dominer les Autres ? Certes, il y a sans doute toujours eu des éléments permettant de distinguer un « Nous » du « Eux ». Et ces distinctions ont mené à des guerres, des violences, des dominations. De même, la xénophobie – entendue comme la peur de ce qui est étranger, différent de « nous » – a sans doute une très longue histoire.

Toutefois, le racisme tel qu’on l’entend aujourd’hui est un phénomène spécifique qui n’a pas toujours existé. Dans l’Égypte ancienne, ce qui permettait de construire une distinction entre le « Nous » et les « Autres » perçus comme barbares, étrangers, inférieurs, c’était le lieu de naissance. De même, si l’esclavage existait bien avant le début de la traite atlantique, il n’était pas associé spécifiquement aux populations africaines. Il importe donc de comprendre quand et comment le racisme a émergé et s’est développé afin de comprendre la manière dont il fonctionne aujourd’hui. Pour cela, il faut remonter à la fin du XVe siècle, lorsque les Européens explorent des territoires plus éloignés de l’Europe et souhaitent en exploiter les richesses. Progressivement, un commerce international se met en place sur base de la mise en esclavage des populations africaines. Apparait alors un commerce triangulaire entre l’Europe, l’Afrique et les Amériques.

D’emblée, l’objectif est donc l’exploitation économique. Les recherches historiques montrent que l’esclavage des Africain.es dans les plantations des Amériques va jouer un rôle central dans le développement du capitalisme et des économies européennes. Il faut produire toujours plus, ce qui nécessite toujours plus d’esclaves. Et afin d’exploiter ces derniers, il faut toujours plus de violence. C’est là une des singularités que les historien.nes mettent en avant en ce qui concerne la traite atlantique : pour satisfaire les besoins toujours plus grands du capitalisme, et donc pour justifier la violence inouïe qui l’accompagne, il faut déshumaniser les esclaves. C’est ainsi qu’apparait progressivement la figure du Nègre [1], individu à qui on nie toute humanité . Or, que ce soit via les pleurs d’un enfant, les naissances, les révoltes, les danses ou les prières, l’humanité des esclaves resurgit constamment. Constamment, les propriétaires d’esclaves doivent ainsi réaffirmer, renforcer cette déshumanisation par une violence toujours plus cruelle et inouïe, sous peine de se déshumaniser eux-mêmes.

Ainsi, cette nécessité de répondre aux besoins du développement capitaliste des économies européennes rend les sociétés esclavagistes extrêmement violentes. Tout le monde sait aujourd’hui que l’esclavage est quelque chose de très violent. Mais à notre avis, il y a dans notre société une conscience tout à fait insuffisante de l’intensité de cette violence. Et plus encore, nous n’avons pas collectivement conscience que cette violence raciste est véritablement ancrée au cœur du développement des sociétés européennes.

La racialisation du monde

Progressivement, malgré les énormes richesses qu’il procure, l’esclavage devient de plus en plus difficile à maintenir : non seulement il coute cher à mettre en œuvre, mais il est aussi de plus en plus risqué en raison des résistances et des révoltes.

Toutefois, le capitalisme a besoin de cette exploitation et les sociétés européennes doivent trouver une alternative. Se développe alors progressivement le système colonial par lequel les puissances européennes se rendent désormais « sur place », là où la main d’œuvre se trouve, à savoir en Asie et en Afrique. Avec, à nouveau, une question qui se pose : comment justifier la poursuite de l’exploitation et la violence qui l’accompagne ? Comme le rappelle l’économiste Thomas Picketty, « Chaque société humaine doit justifier ses inégalités : il faut leur trouver des raisons, faute de quoi c’est l’ensemble de l’édifice politique et social qui menace de s’effondrer. Chaque époque produit ainsi un ensemble de discours et d’idéologies contradictoires visant à légitimer l’inégalité telle qu’elle existe ou devrait exister, à décrire les règles économiques, sociales et politiques permettant de structurer l’ensemble. De cette confrontation, qui est à la fois intellectuelle, institutionnelle et politique, émergent généralement un ou plusieurs récits dominants sur lesquels s’appuient les régimes inégalitaires en place » [2] .

Les Européens ont donc besoin d’une fiction pour continuer à justifier ces violences. Dans ce cas-ci, c’est la fiction de la race qui va intervenir. Depuis la fin du XVIIIe siècle, le concept de race est présent en Europe et désigne, de manière assez floue, à la fois les peuples et les tentatives de classification du vivant. Progressivement, cette notion va prendre son sens contemporain, notamment via des travaux pseudo-scientifiques (en anthropologie, phrénologie, biologie, etc...). Le XIXe siècle voit donc s’affirmer l’idée de l’existence de différentes races humaines, hiérarchisées entre elles, avec la race blanche au sommet de la pyramide. A chacune de ces catégories est associé un ensemble d’imaginaires et caractéristiques supposés renforcer cette hiérarchisation.

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L’histoire coloniale belge : pas de rupture mais une continuité

En ce qui concerne la Belgique, l’entreprise coloniale dans les trois pays d’Afrique centrale va s’accompagner d’une intense propagande coloniale sur le territoire belge. Durant des décennies, sur un tas de supports (paquets de cigarettes, jeux de cartes, journaux, livres, posters, ...), des images produites par les services de propagande vont matraquer la population avec pour objectif de convaincre celle-ci du bien-fondé de la mission civilisatrice, et donc de la supériorité blanche . Toute cette imagerie véhiculait des stéréotypes et caractéristiques infériorisants envers les populations africaines : fainéants, bêtes, exotiques, lents, peu intelligents, animalisés, sauvages, sales, ... (pour plus d’informations concernant la propagande coloniale, nous vous conseillons le travail et les activités du Collectif Mémoire Coloniale et Lutte contre les Discriminations et de l’ONG Coopération Éducation Culture). Ainsi, durant une longue période, la fiction de la supériorité blanche occupe une place absolument centrale, dans le développement des projets nationaux européens.

Il est fréquent d’entendre aujourd’hui que « la colonisation et l’esclavage, c’est du passé », « qu’il faut aller de l’avant », et surtout que « de toute façon, les races n’existent pas ». Et de fait, les années qui suivirent la fin de la Seconde guerre mondiale ont permis de disqualifier moralement et scientifiquement le concept de race : aujourd’hui, nous savons “qu’un Parisien blanc partage plus de 99,9% de son patrimoine génétique avec n’importe quel individu pris n’importe où sur la terre, et ni plus ni moins qu’avec son voisin de palier blanc” [3] . Bref, sur le plan biologique, les races n’existent pas. Mais la disqualification scientifique du terme race entraine-t-elle automatiquement la suppression des effets produits par la race en tant que construction sociale ? Comment une construction ayant à ce point structuré nos sociétés durant plusieurs siècles cesserait-elle de produire des effets, uniquement parce que nous avons décrété ce concept inopérant biologiquement ?

Les mouvements de décolonisation et l’indépendance des pays colonisés n’ont pas été accompagnés d’une décolonisation des esprits et des structures sociales dans nos sociétés. Les sciences sociales et les mondes militants parlent au contraire d’un continuum colonial : rien n’indique qu’il y ait eu une réelle rupture avec la période coloniale et/ou esclavagiste, et avec les imaginaires racistes qui ont prévalu durant plusieurs siècles.

Gloria Wekker, autrice et professeure émérite en Etudes de Genre à l’Université d’Utrecht, estime que le passé colonial a laissé dans la société hollandaise un « dépôt de mémoire » qui se retrouve « dans notre manière de penser, de faire les choses, de regarder le monde, dans ce que nous trouvons (sexuellement) attirant (...) » [4]. Un constat qui résonne en ce qui concerne la Belgique : comment croire que le passé colonial belge – et son importante propagande durant huit décennies – n’a pas laissé des traces dans notre culture, dans notre folklore, dans notre espace public, dans nos manuels scolaires, dans les dessins animés, dans notre langue et dans les termes que nous utilisons, dans les pratiques et modes d’organisation de la société, ou encore dans la manière dont nous produisons du savoir ? Comment croire cela dans un pays si jeune dans lequel, il y a soixante ans, était encore organisé une sorte de zoo humain lors de l’exposition universelle de 1958 ?

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Bien que cette réalité nous semble éloignée dans le temps, ce passé, avec tous les imaginaires et représentations qu’il charrie, est pourtant bien présent et constamment réactivé par différents vecteurs. Cette histoire continue d’impacter les subjectivités individuelles et la manière de se penser soi et de penser le monde. Prenons quelques illustrations à propos desquelles nous vous invitons à vous questionner :

  • Si vous entendez que l’école du quartier d’à côté est une école réputée, comment réagiriez-vous si, en arrivant sur place, vous constatiez qu’elle est composée essentiellement de jeunes enfants non-blancs ? De même, si vous entendez que la ville voisine est une ville de plus en plus huppée, ne seriez-vous pas étonnée si vous constatiez qu’elle était majoritairement composée de personnes noires ou portant le foulard ?
  • Réfléchissez aux grandes catégories de stéréotypes qui sont aujourd’hui véhiculés à l’égard des personnes noires en Belgique. Quelles sont-elles ? D’où viennent-elles ? Nous vous invitons ensuite à aller lire cette étude de Mireille-Tsheusi Robert sur le racisme anti-Noirs dans laquelle elle démontre la continuité historique entre ces stéréotypes actuels et les représentations coloniales construites à des fins de domination [5] .

Non, cela ne vous surprend pas. Car cela est le produit d’une histoire que nous avons apprise et intégrée. Nous vivons et sommes socialisées dans une société inondée de messages et de représentations racialisés qui agissent comme des cadres de référence non questionnés avec lesquels nous grandissons et qui vont inévitablement influencer nos manières de penser l’autre et de penser notre place dans la société. Ils nous donnent des indications pour interpréter le monde qui nous entoure, pour savoir ce qui est normal, bon, souhaitable, professionnel, dangereux, objectif, beau, ... ou ce qui ne l’est pas. Pour comprendre les formes que continue de prendre le racisme aujourd’hui, et la manière dont il impacte l’expérience sociale des individus, il est essentiel de systématiquement inscrire le racisme dans l’histoire et de comprendre que ces catégories raciales ne sont pas des catégories « naturelles » mais totalement arbitraires et intimement liées à des questions de pouvoir. Elles sont issues d’un ordre social, héritières d’une longue et violente histoire de domination.

Cette prise en compte de l’histoire permet de dépasser la vision binaire et morale du racisme selon laquelle nous, personnes ouvertes et progressistes, ne sommes pas concerné.es. Nous le sommes, nous baignons toutes et tous au sein de ce système. Dès lors, comme le propose Mame-Fatou Niang, l’intérêt n’est pas de se demander si nous sommes tou.tes racistes mais bien :

  • d’accepter que nous avons tou.tes du racisme en nous ;
  • de déplacer le curseur vers les effets que le racisme produit sur celles et ceux qui le subissent.

2. La matérialité du racisme

Le racisme est donc une idéologie qui s’inscrit dans une histoire d’exploitation dans laquelle la violence constitue un mode de gouvernement. Aussi, loin de se limiter à des croyances anciennes et abstraites, il continue d’impacter notre regard, les conceptions de soi, des autres, et de la société. Mais ce n’est pas tout : le racisme a également une très forte matérialité, il produit des effets, il débouche sur des violences physiques, symboliques, morales, psychiques. Violences dont la nature et l’ampleur sont majoritairement méconnues dans la société [6] .

Lorsqu’on évoque les impacts du racisme, on pense généralement à tout ce qui concerne les actes et discours de haine, tout ce qui est évident, manifeste, identifiable, visible. Cela peut aller des moqueries et insultes aux agressions et aux meurtres.

À côté de cela, il y a la face immergée de l’iceberg, celle dont la majorité de la population n’a pas conscience : toutes les violences symboliques et les discriminations structurelles dans les secteurs de l’emploi, du logement, de l’accès aux soins de santé, des violences policières, etc..., violences et discriminations qui se traduisent par la vulnérabilisation, l’invisibilisation et la marginalisation des personnes non-blanches, et par leur confinement dans les sphères moins valorisées de la société. Cette matérialité du racisme crée des inégalités de chances et d’opportunités entre individus en fonction de leur couleur de peau ou de leurs attributs jugés « autres ».

Les violences symboliques et les micro-agressions se retrouvent notamment dans l’utilisation de certains termes, dans le fait de changer de trottoir face à une personne racisée ou de toucher les cheveux d’une personne Afro-descendante comme s’il s’agissait d’une curiosité à assouvir, ou encore dans d’incessantes questions a priori banales, telles que « tu viens d’où ? ».

En ce qui concerne les discriminations structurelles, en dépit des difficultés à les mesurer en Belgique francophone, des chiffres existent et ils sont alarmants. Le Baromètre diversité d’UNIA concernant le secteur de l’emploi, édité en 2012, montre que près de 10% des responsables en ressources humaines interrogés affirment que l’origine du candidat exerce une influence sur la sélection finale. Ceci représentant évidemment la face visible de l’iceberg, la plupart des employeurseuses niant toute influence de l’origine ou de la couleur de peau lors de la sélection… Pourtant, ce même baromètre stipule que 75% des personnes racisées interrogées disent avoir été victimes de discrimination au moins une fois durant leur recherche d’emploi. Le monitoring socio-économique, sorti en 2014, confirme cette tendance.

En 2017, une étude de la fondation Roi Baudouin sur les personnes belgo-rwandaises, belgo-burundaises et belgo-congolaises indique qu’en dépit d’un niveau d’éducation et de diplôme supérieur à la moyenne nationale, ces populations se retrouvent quatre fois plus au chômage que les belgo-belges (un taux qui reste trois fois plus élevé lorsque l’on prend les personnes de la seconde génération, nées et socialisées en Belgique). De même, lorsqu’elles travaillent, ces personnes sont surqualifiées pour l’emploi presté dans 56% des cas. Enfin, 80% des personnes interrogées estiment avoir subi des discriminations et ne pas avoir les mêmes chances que les belgo-belges sur le marché de l’emploi.

Des chiffres et constats existent également dans d’autres secteurs de la vie sociale, qu’il s’agisse des médias, des violences policières, du logement, du monde des arts et de la culture ou encore de la santé. Et le monde de l’enseignement n’y échappe pas davantage.

Des discriminations structurelles

Nous vous invitons à aller voir les chiffres et les constats concernant ces violences multiples. Et nous insistons ici sur deux observations qui ressortent de notre expérience de terrain.

D’une part, l’ampleur de ces violences est bien souvent méconnue par les personnes blanches dans la société : « on ne savait pas que c’était à ce point-là ». Le racisme traverse l’ensemble des secteurs de la société et n’est pas le fait de quelques individus déviants. Ces constats sont toutefois trop souvent appréhendés en termes individuels : les discriminations et violences racistes ont une telle ampleur dans la police, par exemple, ce n’est pas uniquement parce qu’il y a des policiers racistes. Cela concerne l’ensemble de l’institution, depuis la formation des jeunes aux consignes de la hiérarchie, en passant par l’impunité des violences policières ou encore la manière dont les hommes noirs et arabes sont criminalisés dans les discours médiatiques et politiques.

Le racisme est loin de se limiter aux attitudes et intentions d’individus déviants mais constitue une structure sociale, c’est-à-dire qu’il structure profondément tant la création de groupes sociaux que la nature des rapports de pouvoir entre eux. Afin de comprendre l’ampleur des discriminations à l’emploi, il importe par exemple de prendre en compte la manière dont l’école contribue d’emblée à (dés)orienter certains jeunes, à la manière dont les offres d’emploi sont communiquées et formulées, aux canaux de communication informels, à l’image que renvoie l’entreprise ou encore, entre bien d’autres choses, à la composition des jurys de sélection et à la manière dont les tests sont conçus.

Un constat identique dans le monde de l’enseignement : afin de lutter contre le racisme dans le monde de l’enseignement, il importe de réfléchir non seulement à la formation des professeures, mais également à la manière dont fonctionnent les conseils de classe, aux imaginaires inconscients qui poussent à orienter davantage certaines jeunes vers des filières techniques et professionnelles, à la ségrégation scolaire, à la manière dont sont pensés tant les programmes d’histoire que les thèmes des fancy-fairs, ...

D’autre part, les violences racistes, qu’elles soient visibles ou non, symboliques ou non, produisent des effets dévastateurs sur les personnes qui les subissent. Il ne s’agit pas seulement de discriminations et d’une inégalité en termes d’opportunités professionnelles. Il s’agit d’un système qui, constamment, déshumanise les individus perçus comme racisés. Un système qui leur nie sans cesse leur dignité, leur humanité. Ces violences ne doivent pas être lues uniquement en termes d’inégalités sociales, mais également en termes de droit à vivre dignement, avec des impacts énormes en termes de santé (trauma racial). En ce qui concerne les jeunes, ces violences symboliques et discriminations structurelles ont des impacts d’autant plus violents qu’ils et elles sont en train de se construire.

Ainsi, ce qui se passe dans les classes, dans les couloirs, dans les salles des profs, sous les préaux ou encore dans les toilettes ne survient pas dans un environnement neutre, dans un vide sociétal. Pour les enfants non-blancs, les remarques ou stéréotypes racistes, qu’ils soient prononcés avec ou sans mauvaise intention, font écho à une histoire, à un vécu, à toute une série de violences et d’injustices qui surviennent en dehors de l’école.

3. Un point de vue situé

Les rapports sociaux entre les êtres humains se produisent dans un contexte d’inégalité, plaçant les unes et les autres à des échelons différents sur l’échelle sociale. Cette inégalité de position, précédant tout rapport social, influence fortement la façon dont les unes et les autres vont percevoir le monde, interpréter une discussion, vivre une situation, expliquer un comportement, évoluer dans la société, décrocher un boulot, accéder à la présidence, etc.

Selon que l’on est perçue comme un homme ou comme une femme, notre manière de nous mouvoir dans l’espace public sera différente. De même, être en situation de handicap ou non, influence fortement notre manière d’appréhender la vie en société. Ainsi, le monde social est traversé par une multitude de rapports de domination et il importe d’appréhender la construction des groupes sociaux dominants et dominés en relation.

Il est donc essentiel d’avoir conscience de la place que l’on occupe sur l’échelle sociale, car cette dernière impacte notre point de vue et notre manière d’interpréter le monde qui nous entoure, le plus souvent de manière inconsciente. Ces positionnements agissent comme des lunettes invisibles créant des prismes (sexiste, raciste, validiste, hétéronormatif, ...) à travers lesquels nous appréhendons la réalité comme univoque et qui, dans le même temps, ne nous permettent pas de voir et de comprendre spontanément la réalité de personnes appartenant à un autre groupe social.

Rappelez-vous l’exemple de la personne en chaise roulante JPEG - 14.5 kio qui doit expliquer pourquoi la question des crottes de chiens sur les trottoirs impacte directement son vécu. Dans le cas du racisme, la logique est similaire. À partir du moment où les personnes blanches ne subissent pas structurellement les violences et discriminations racistes, elles ne possèdent pas les lunettes « violences », « stress racial » et « discriminations structurelles ». Leur perception du racisme est marquée par leur positionnement social, par le fait de ne pas vivre le racisme (mais au contraire d’en retirer des avantages). Cela implique nécessairement des angles morts, conscients ou non.

Pour illustrer cela, l’intellectuelle féministe étatsunienne Marilyn Frye utilise la métaphore de la cage d’un oiseau. Lorsque je me tiens tout proche de la cage, la tête entre deux barreaux, je vois l’oiseau sans percevoir les barreaux. Je me demande alors : pourquoi l’oiseau ne s’envole-t-il pas ? Si je me déplace légèrement, je vois un barreau, peut-être deux. Je me dis alors que l’oiseau fait face à un obstacle, mais qu’il lui est possible de contourner celui-ci. Dès lors, pourquoi cet oiseau reste-t-il enfermé dans cette cage ? Mon seul point de vue ne me permet pas de comprendre qu’il y a plusieurs barreaux, et surtout que tous ces barreaux sont connectés les uns aux autres pour former une cage. Mon point de vue n’est pas universel : il est toujours situé. Et le pas de recul nécessaire pour percevoir l’ensemble d’une situation ou d’un système auquel on participe soi-même commence par la capacité à écouter celles et ceux qui subissent ce système au quotidien.

Dans le cas d’un rapport de domination comme le racisme, on peut prendre l’image d’une échelle : les personnes blanches se trouvent en haut de l’échelle : elles regardent vers le haut mais ne voient pas et ne s’intéressent pas à ce qui se passe en bas. À l’inverse, les personnes racisées qui se trouvent positionnées plus bas ont une perspective différente. Elles connaissent leur positionnement, mais regardent également comment ça se passe en haut.

Si nous sommes toutes et tous situées sur le plan racial, notre point de vue l’est également. Il importe d’en avoir conscience et de constamment se demander « d’où est-ce que je parle ? ». Dans le cas contraire, nous partons implicitement du principe que notre vécu est universel et nions de facto la réalité d’autres groupes sociaux.

4. La palette d’émotions

Les individus face à face lors d’un choc culturel peuvent développer des émotions intenses et des comportements extrêmement divers : frustration, déni, colère, tristesse, énervement, violence, agressivité, repli, culpabilité, honte, ... Dans certains cas, ces réactions émotionnelles serviront de réponse à un sentiment de perte de dignité, d’humiliation et de manque de respect. Dans d’autres, elles seront le reflet d’une intériorisation du stigmate. Dans d’autres encore, elles symboliseront une difficile prise de conscience de sa position sociale ou encore d’un désir conscient de ne pas reconnaitre les implications de cette position.

Bien souvent, les émotions des personnes racisées en lien avec des situations de racisme sont perçues comme excessives par les personnes blanches : elles seraient exagérément susceptibles, verraient le racisme partout et seraient trop émotives, voire trop agressives lorsqu’elles dénoncent des propos ou une attitude raciste.

Ce jugement d’hyper-réaction « pour si peu » illustre parfaitement le décalage entre l’intentionnalité et l’impact d’un geste, d’un discours, d’un comportement. Une personne blanche doit comprendre que, malgré une non-intentionnalité de mal-faire, voire même, un désir de bienveillance, ses comportements et propos peuvent être imprégnés d’imaginaires racistes, impactant les personnes non-blanches autour d’elle. Et provoquant ainsi des réactions émotionnelles intenses. Plus encore, ce décalage illustre chez les personnes blanches à la fois une méconnaissance du racisme et de ses impacts, mais également une incapacité, ou du moins une grande difficulté, à se décentrer et à faire preuve d’empathie. Cette incapacité – ou ce refus – à se remettre en question participe à la production de violences et à la perpétuation du système.

Pourtant, ce constat est difficile à faire. Erving Goffman, sociologue canadien ayant étudié de près les cadres des interactions sociales, montre à quel point il est important pour tout un chacun de « garder la face », c’est-à-dire, de faire bonne figure, de paraître cohérent entre ses valeurs et les comportements que l’on perpétue (d’ailleurs, « personne ne discrimine jamais », tout le monde « respecte les femmes », « tout le monde a un ami noir » ...). Ces propos ne collent pourtant pas du tout avec l’ampleur des violences racistes ou sexistes. Chaque individu tend généralement à passer pour le meilleur qui soit aux yeux de la société, tend à être valorisé (ou du moins à ne pas être dévalorisé par ses pairs) durant l’interaction.

Dans le cas du racisme, il est difficile d’accepter, en tant que personne blanche, que nos actes, nos propos, nos comportements, soient empreints d’imaginaires racistes et puissent produire des effets violents. Pourtant, toutes et tous, nous héritons d’imaginaires coloniaux et en sommes imprégné.es dès l’enfance. Lorsque l’on met une personne blanche face à ce constat, cela crée un court-circuit. Un bug. Ou en termes psychologiques, une dissonance cognitive. C’est-à-dire un écart, une tension, une contradiction entre des valeurs auxquelles on adhère et les actes que l’on porte. Les humains détestent les dissonances cognitives, cela crée une brèche dans leur système de pensée. Pour se protéger de cela et « garder la face » (par exemple, le fait de se montrer tolérant et bienveillant) durant l’interaction, les humains ont alors recours à toute une série de stratégies : le déni, l’agressivité, la colère, ... Tant de réactions qui émergent lorsque l’on nous met face au racisme que l’on perpétue. On parle ici de fragilité blanche.

Il importe ici d’insister sur deux éléments. D’une part, ces émotions n’ont aucune commune mesure avec l’ampleur et la nature des violences racistes que subissent les personnes racisées. Il s’agit de ressentis individuels, de la perte d’un confort, sans dimension structurelle ou collective. D’autre part, les réactions de fragilité que ces émotions suscitent (déni, justification, etc...) ont une fonction sociale puissante : elle déplace le curseur sur le ressenti de la personne blanche et occulte entièrement le problème de racisme soulevé au départ. Nous aurons l’occasion de travailler sur des exemples concrets dans les différentes situations analysées.

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[1A. Michel (2020), « Un monde en nègre et blanc. Enquête historique sur l’ordre racial », Editions Points.

[2Picketty T. (2019), « Capital et idéologie », Editions Seuil, p. 13

[3Bessone M. et Alfred (2018), “Les races, ça existe ou pas ?”, Gallimard Jeunesse, p. 33

[4Wekker G. (2016), « White Innocence. Paradoxes of colonialism and race », Duke University Press

[5Robert M-T (2016), « Racisme anti-Noirs. Entre méconnaissance et mépris », Couleur livres, BePax

[6À ce sujet, il est intéressant également de questionner cette méconnaissance et la manière dont elle est construite et entretenue politiquement. Voir à ce sujet Des parapluies usés pour entretenir l’ignorance blanche (bepax.org)